Imagine | 20 Dec 2019

Quel est l’avenir du travail ?

L’avis de l’historien et économiste Carl Benedikt Frey

INTERVIEW : RÜDIGER BARTH // PHOTO : BRIAN DOHERTY

Professeur à Oxford, Carl Benedikt Frey est convaincu que le progrès sera synonyme de prospérité si les nouvelles technologies comme l’intelligence artificielle profitent au plus grand nombre. Entretien avec cet historien et économiste sur l’avenir du travail et notre avenir en général.

Dans votre dernier livre The Technology Trap, vous citez l’écrivain Robert Musil : « Le progrès serait formidable – si seulement il s’arrêtait. » Est-ce une pensée typiquement humaine ?

KARL : Nous avons tendance à vouloir maintenir le statu quo, c’est vrai. Mais le progrès et la créativité sont aussi profondément ancrés en nous. L’Histoire a montré que l’être humain est tiraillé entre le souhait que les changements ne soient pas trop rapides et le désir d’explorer de nouvelles voies. C’est notre nature.

 

Vous étudiez les effets potentiels de l’intelligence artificielle sur le marché du travail et sur la société en analysant les processus historiques. Vous écrivez que nous avons constamment freiné le progrès parce que nous avons peur du changement.

KARL : J’appelle cela le « piège de la technologie ». La croissance économique a souvent stagné durant des millénaires en raison de résistances aux technologies remplaçant la main d’œuvre humaine. Il s’agit de mutations déstabilisantes, qui ont toujours fait peur. Pour les élites au pouvoir, cette peur était justifiée : elles avaient peu à y gagner et beaucoup à y perdre…

 

La quatrième révolution industrielle, avec ses machines intelligentes, vient de débuter. Faut-il s’attendre à de profonds changements ?

KARL : Quand on regarde en arrière, on remarque que le modèle est presque toujours le même : les nouvelles technologies font disparaître certaines tâches et en font apparaître de nouvelles. L’intelligence artificielle va bouleverser les secteurs traditionnels et mettre en avant de toutes nouvelles industries, notamment dans les secteurs du transport, du commerce et de la logistique. Il est impossible de prévoir combien d’emplois seront détruits ou créés par les machines intelligentes. Et il est aussi plus facile d’imaginer quelles professions pourraient disparaître que de savoir celles qui pourraient apparaître, à savoir des métiers dont les intitulés nous sont encore inconnus. Même si ces nouveaux métiers seront bien rémunérés, leur apparition peut prendre encore beaucoup de temps.

 

En 2013, vous avez publié une étude qui a fait les gros titres de la presse. Les médias ont retenu une information : un travail sur deux serait menacé par les avancées technologiques. Pensez-vous que l’on peut se passer du progrès ?

KARL : Permettez-moi d’abord de clarifier une chose : notre étude ne constituait pas une prévision mais plutôt une estimation de l’impact du développement de l’intelligence artificielle et de la robotique sur les emplois de l’époque. Certaines personnes estiment que le progrès est douloureux et que ses conséquences peuvent être très destructrices. Alors pourquoi ne stoppons-nous pas le progrès pour ne garder que ses avantages ? Il faut prendre conscience que nous sommes à un moment de l’Histoire où les progrès accomplis sont d’ores et déjà considérables. Sur le long terme, le progrès s’avère positif pour le plus grand nombre. Quand vous demandez aux gens où ils aimeraient vivre, la plupart choisissent des régions ouvertes au progrès. Cela fait partie de notre ADN.

 

Qu’attendez-vous des entreprises innovantes comme Mercedes-Benz ?

KARL : Toute entreprise prospère sait qu’elle doit constamment se réinventer. C’est un vrai exercice d’équilibriste : il ne faut pas se retrouver à la traîne, mais il ne faut pas non plus avancer sans savoir où l’on va. Et il faut également être très conscient de sa responsabilité sociale.

 

Quelle attitude adopter individuellement pour se préparer à l’avenir ?

KARL : Une chose est, je crois, plus importante que jamais : les parents doivent s’impliquer dans l’éducation de leurs enfants et leur donner le sentiment qu’ils peuvent accomplir les choses par eux-mêmes. Les enfants doivent acquérir des capacités qu’aucune machine ne saurait remplacer, à savoir des aptitudes sociales, interactives et créatives. Des compétences qui exigent une connaissance approfondie des choses et de la nature. De telles connaissances peuvent difficilement être résumées dans un algorithme.

 

Vous-même, comment voyez-vous l’avenir ?

KARL : Je ne suis pas un prophète et je ne prétends pas en être un. Pour ce qui est du long terme, je suis très optimiste. Mais d’ici-là, nombreux seront ceux à rencontrer des difficultés d’adaptation. Nous devons les aider pour ne pas les perdre en route. Il est essentiel de garder les coûts sociaux et individuels à l’esprit. Il est de notre devoir d’agir. Notre histoire n’a pas encore été racontée et c’est à nous de décider ce qui sera raconté.