She's | 26 Apr 2019

Maintenant c’est votre tour

L’expédition d’Annika et Jessica Horn en Asie

INTERVIEW : IRIS MYDLACH // PHOTOS ANNIKA HORN, DMITRY SHAROMOV

Pour la première fois depuis le décès de leur mère, Annika et Jessica Horn dirigent une expédition en Asie. Pour leur père, l’aventurier de l’extrême Mike Horn, il s’agit seulement d’une étape dans son tour du monde. Pour les filles, il s’agit du plus grand défi de leur vie. Elles trouvent un nouvel appui dans ces contrées lointaines.

Quelle fut votre sensation lorsque vous êtes parties en expédition non pas en tant que filles, mais dans un rôle de décideuses ?

Annika : Palpitante ! Pour la première fois, nous avons pris nous-mêmes les décisions. Nous devions évaluer les dangers, planifier les itinéraires. Le cadre dans lequel nous devions faire nos preuves n’aurait pu être plus impressionnant.

Jessica : Pole2Pole est la plus grande expédition dans laquelle notre père se soit lancé et peut-être la plus grande tout court. Tout est démesuré. 24 mois, 40 000 kilomètres, six continents. Et pour la première fois, avec nous en tête… Tout du moins en Asie du Sud-Est. C’est déjà un bon début, croyez-moi.

Annika : Il s’agissait là d’une décision tout à fait consciente de Mike. L’Asie du Sud-Est était pour lui une sorte de passage de relais à ses filles. Pole2Pole a commencé en mai 2016, et à l’époque, Jessica n’avait même pas terminé ses études. Nous nous sommes jointes à lui en mai 2017. À ce moment, il avait déjà traversé l’Antarctique, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Nous nous sommes tous retrouvés en Malaisie.

À quelles situations extrêmes avez-vous dû faire face pendant le voyage ?

Jessica : Parfois, les extrêmes étaient tout simplement dus au climat. Au Laos, nous devions supporter 43 degrés à l’ombre. Heureusement, nous avions des Classe G pour le voyage, et tout le confort qui va avec. Mais je me souviens aussi de moments au cours desquels j’ai été confrontée à mes limites pour d’autres raisons. Par exemple, au Laos, lorsque Mike s’est arrêté près d’une formation rocheuse, qui avait déjà l’air bien escarpée d’en bas. « Ok, les filles ! », a-t-il lancé, « Enfilez vos chaussures, on monte ! » Nous étions surprises, mais il est comme cela, notre père. Assez spontané. La montée était effectivement très raide et impitoyable. À la fin, mes mains étaient en sang. Mais avec Mike, se plaindre ne sert à rien. Annika : Non, les jérémiades ne sont pas acceptées (rires). Lorsque nous sommes arrivés en haut, nous avons immédiatement oublié notre fatigue. Petit détail : papa a escaladé la paroi en tongs.

Jessica : Il y a eu d’autres expériences extrêmes. La montée vers le camp de base du Nanga Par-bat, par exemple. La marche de deux jours semée d’embûches, le manque d’oxygène… C’était brutal. J’étais au bout de mes forces. Je n’avais plus de réserves, rien du tout. Puis nous sommes arrivés… Et nous avons vu l’Himalaya. La sensation de m’être dépassée, tout en me sentant si petite. Cela m’a secouée.

Annika : C’est vrai, cela rend humble. On ressent le côté éternel de la nature, sa puissance. Lorsqu’on est complètement coupés du monde, les choses se mettent en place. Je crois que c’est exactement cette sensation que papa voulait nous transmettre. Elle m’accompagne depuis ce moment et ne me quitte plus. Il est difficile de mettre des mots sur tout cela.

Quelle est votre relation avec votre père depuis ce voyage ?

Jessica : Elle a évolué. Elle est plus étroite et plus intime.

Annika : Si je repense à notre enfance, notre maman était la plus présente, et nous ne voyions notre père que tous les six ou sept mois. Maman nous a élevées seule. Son décès il y a trois ans a été l’épreuve la plus dure de toute notre vie. Mais cela a aussi changé fondamentalement notre rapport avec notre père. Le décès de notre mère a été difficile pour lui. Il voulait être là pour nous et ne savait pas comment faire. Il est resté avec nous en Suisse. Un jour nous n’en pouvions plus et nous lui avons dit : Papa, va parcourir le monde ! Redeviens le père que nous avons connu !

Jessica : Et c’est ce qu’il a fait. À une différence près : il nous a emmenées avec lui.  C’est d’ailleurs ainsi que Pole2Pole a vu le jour.

Annika : Nous avons pris l’avion ensemble pour la Namibie. Cette destination n’avait pas été choisie au hasard. Par le passé, il avait répété à plusieurs reprises qu’il voulait nous montrer ce pays un jour. Papa est sud-africain, mais il a découvert pour la première fois la nature sauvage, la sensation de liberté et d’aventure lorsque, enfant, il a visité la Namibie. Ensemble, nous sommes retournés sur tous les lieux de son enfance. Ce furent de magnifiques explorations, encore plus géniales grâce aux Classe G ! Le soir, nous nous asseyions autour d’un feu de camp, et notre père nous racontait des histoires.

 

C’est donc la distance qui a créé la proximité ?

Annika : Oui, peut-être, d’une certaine façon. Mais nous n’avons jamais eu de famille normale, c’est pourquoi cela ne m’étonne pas. À 12 et 14 ans, nous sommes allées au pôle Nord avec notre père, et jeunes adultes, nous avons découvert le Nanga Parbat. Nous avons parcouru des milliers de kilomètres sans prononcer un seul mot. Lorsque nous grimpons sur des rochers, comme au Laos, nous ne parlons pas. Le plus souvent, nous ressentons l’énergie qui émane de l’autre. Les mots ne feraient que déranger.

Jessica : Lorsque j’ai vu pour la première fois le visage de mon père devant ce mur de montagnes au camp de base du Nanga Parbat, j’ai tout de suite tout compris, sans qu’il n’ait à prononcer le moindre mot. Je lisais dans ses yeux à quel point cette montagne l’appelait. J’ai compris pourquoi il ressent toujours le besoin de partir explorer le monde, et que c’était aussi le cas quand nous étions petites. J’ai également senti qu’il était là pour nous. D’une autre façon, mais intensément. Notre voyage en Asie du Sud-Est était rempli de tels moments. Il s’agit de notre plus belle expérience avec notre père.

Annika : Il s’agissait aussi d’un succès sur le plan professionnel, car nous avons compris une chose : nous en sommes capables !

Jessica : Un jour, en Thaïlande, tout s’est mis en place. Annika et moi voulions absolument voir un coucher de soleil sur la plage, et un beau, de préférence. Nous avons donc roulé et roulé, jusqu’à ce que nous trouvions l’endroit idéal.

Annika : Ce qu’il faut peut-être savoir : nous n’avons pas de jour de fête fixe dans la famille, comme Noël. Nous célébrons quand nous nous voyons. Nous nous asseyons ensemble, parlons pendant des heures, et nous nous sentons unis dans l’instant présent. Notre mère est aussi avec nous, elle nous suit partout, nous la sentons.

Jessica : La soirée à la plage a été pour moi le moment le plus intense du voyage. J’ai aujour-d’hui encore cette photo en fond d’écran sur mon téléphone. Pour moi, elle est synonyme de famille, de bonheur et de sécurité.

Pause

Une courte halte au pied d’un gigantesque bouddha doré.

C’est en forgeant qu’on devient forgeron

En pleine cambrousse laotienne, Jessica change la roue (sans aide).

Respectueux en terre étrangère

La famille Horn salue des écoliers bouddhistes de façon traditionnelle.