She's | 10 Nov 2020

De nouveaux univers pour l’IA

L’avis de 5 expertes sur l’intelligence artificielle

TEXTES : VERENA RICHTER // PHOTOS : MARTHA FIENNES, ANTHONY D’ANGIO/KISS THE FROG, KATHRIN MAKOWSKI, D.R., MERCEDES-BENZ AG/SANDRA WOLF, MARTIN KLAUS.

L’intelligence artificielle (IA) désigne notamment la capacité des machines à apprendre d’elles-mêmes. Cette technologie arrive déjà à créer des films, à reconnaître les émotions humaines et à conduire des voitures de manière autonome. Cinq expertes expliquent leur fascination pour l’IA et les opportunités qu’elle présente.

Martha Fiennes

56 ans, réalisatrice primée, a créé un film qui ne cesse d’évoluer grâce à l’intelligence artificielle

Les piliers s’emboîtent, s’écroulent, puis dessinent de nouvelles formes. On croirait regarder le monde à travers un kaléidoscope. Le titre du film, ou plutôt de l’œuvre d’art animée de Martha Fiennes, est Yugen, le terme japonais désignant la beauté intérieure. Il y est question de naissance et de mort, de lumière et d’ombre. La réalisatrice a filmé elle-même toutes les scènes, mais elles sont assemblées par une intelligence artificielle de façon différente à chaque projection.

Le jeu du hasard ? « Qu’est-ce donc que le hasard ? », se demande Martha. « Les humains ont toujours trouvé un sens plus profond à des formations a priori aléatoires, les prenant pour des prophéties. » Voilà pourquoi avant chaque projection, l’artiste est impatiente de découvrir ce que l’IA lui présentera : « On ne sait jamais de quelle… comment dire… humeur elle sera. » Elle ? « En effet, l’IA avec laquelle je travaille est d’office féminine », souligne Martha Fiennes. Sa collègue invisible ne se répète jamais, ce qui rend cette œuvre d’art si vivante, si magique.

La technologie en tant que voie spirituelle… Une idée insolite, mais pas pour une femme avec un parcours comme celui de Martha. La sœur des acteurs Ralph et Joseph Fiennes a tourné des clips musicaux et déjà remporté des prix.

Aya Jaff

24 ans, programmeuse et oratrice, parle de l’IA dans ses présentations et relativise les craintes vis-à-vis du numérique

Ce qui l’énervait quand elle était adolescente ? Peiner à se lever le matin, se presser pour aller à l’école, puis se rendre compte en arrivant que la première heure de cours a été annulée et qu’elle aurait pu dormir plus longtemps. En guise de solution, Aya Jaff a voulu développer une application indiquant si on peut ou non traîner au lit.

À 15 ans, la Nurembergeoise avait déjà concocté un business plan, déposé sa candidature auprès d’une fondation pour la jeunesse et gagné un prix de 400 euros. Trop peu, hélas, pour payer un programmeur… « J’ai donc fondé un club où des bénévoles enseignent le codage. » L’application sur les cours annulés n’a rien donné ; à la place, Aya a travaillé sur Tradity, un jeu boursier numérique, qui l’a plus tard inspirée pour l’écriture de son livre Moneymakers. Depuis, l’informaticienne et auteure née en Irak s’est retrouvée sur la liste « 30 Under 30 » du magazine américain Forbes.

D’après elle, le plus grand risque que court la société est de repousser l’idée d’un avenir numérique. En effet, « si on ne s’implique pas, on ne peut pas influencer les développements. » Prendre ses responsabilités : voilà ce à quoi Aya Jaff encourage le public de ses conférences. Elle se déplace souvent pour parler de technologies et relativiser les appréhensions : « Les algorithmes se développent sur la base des données que nous leur fournissons. Ce n’est que s’ils sont justes et neutres que l’intelligence artificielle pourra contribuer à bâtir un monde équitable. »

 

Rana el Kaliouby

42 ans, PDG et cofondatrice d’Affectiva. L’entreprise développe un logiciel qui reconnaît les émotions

C’est la faute à sa relation longue distance entre Cambridge et Le Caire. Lorsqu’elle était étudiante en informatique, elle passait beaucoup de temps devant son ordinateur. « En parlant à mon petit ami, j’avais l’impression que mes émotions s’évaporaient dans le cyberespace », se souvient Rana el Kaliouby. « Je me disais souvent que ce serait trop cool si mon ordinateur pouvait sentir comment j’allais. Elle a approfondi cette idée et la collaboration avec un expert en autisme a mis l’Égyptienne sur la bonne voie : « Il disposait déjà d’une base de données de plus de 400 expressions pour expliquer les émotions aux gens qui ont du mal avec la communication non-verbale. »

Aujourd’hui, Rana est fondatrice d’Affectiva, une entreprise basée à Boston qui développe des logiciels d’identification des émotions. Dans ce contexte, l’ordinateur accède à des millions d’images de personnes qui rient, pleurent ou sont en colère. « Plus les personnes sont différentes, mieux c’est », explique Rana. Seule cette approche permet à l’ordinateur de ne pas émettre de jugement et de catégoriser n’importe quelle expression. Affectiva peut servir dans une voiture autonome : « Le programme détecte si le conducteur est fatigué. » Ou pour les soins de santé : « Un médecin ne peut pas surveiller tout le temps tous ses patients. Mais un robot pourrait s’en charger et appeler à l’aide en cas de besoin. »

Gracelyn Shi

16 ans, programmeuse et chercheuse, se passionne pour les opportunités (et les limites) de l’IA

Vivant à Toronto, Gracelyn Shi est une adolescente de 16 ans comme les autres : elle aime se maquiller, faire du shopping et voir ses amis. Mais le reste du temps, elle est devant son ordinateur pour programmer, faire des recherches sur la bio-informatique et réaliser des vidéos pour YouTube où elle explique comment l’intelligence artificielle révolutionne la médecine. « À huit ans, je m’intéressais déjà aux cellules souches, » dit-elle.

L’été dernier, elle a aidé une banque canadienne à développer des applis d’apprentissage automatique. Les machines peuvent reconnaître des images bien plus vite que nous, explique-t-elle, citant une étude dans laquelle des ordinateurs ont identifié des tumeurs avec plus de précision que des médecins très expérimentés. Même pour le décryptage de notre code génétique, l’IA joue un rôle central. Ceci dit, « si l’algorithme remarque une erreur dans l’ADN, il ne se demandera pas si sa suppression risque de créer un nouveau problème. » Pour disposer d’un aperçu global et analyser la situation de manière éthique, l’intervention humaine reste essentielle. Ce n’est qu’une des raisons pour lesquelles Gracelyn veut en apprendre chaque jour davantage sur le sujet et comprendre les limites de l’intelligence artificielle.

Elizabeth Hofvenschiöld

44 ans, futurologue chez Daimler AG, analyse les conséquences possibles des innovations dès leur développement

« Ma tâche consiste à prédire les conséquences possibles », explique Elizabeth Hofvenschiöld. Futurologue chez Daimler AG, la Suédoise analyse les conséquences possibles des innovations dès leur développement. Elle a débuté comme archéologue et travaille aujourd’hui comme futurologue. Les leçons de ce voyage dans le temps ? Que tout est changement et que les nouvelles évolutions doivent être encadrées par des lignes de conduites claires. Voilà pourquoi chez Daimler AG, Elizabeth se concentre sur les aspects éthiques et sociaux de la conduite autonome. Il s’agit de sécurité, de fiabilité, de responsabilité et de respect de la vie privée.

« Ma tâche consiste à prédire les conséquences possibles de la mise sur le marché d’une technologie », précise-t-elle. « Ceci dit, je m’intéresse surtout aux avantages que présente l’IA. Si des inconvénients apparaissent, nous pouvons très rapidement rectifier le tir. » Voilà pourquoi, chez Daimler AG, les données touchant la conduite autonome sont analysées en permanence. Les véhicules sont soumis à des tests élaborés et optimisés. « Le comportement des gens au volant varie beaucoup selon le pays. L’approche de la conduite autonome est sans doute différente en fonction de l’endroit. Aussi attachons-nous de l’importance aux besoins liés à chaque pays. »

Découvrez l’interview de Manuela Lenzen « La machine a besoin de l’être humain »

La philosophe et journaliste scientifique Manuela Lenzen explique comment les algorithmes apprennent et quels sont les domaines qui peuvent en profiter le plus.

Lire l’interview de Manuela Lenzen