She's | 10 Nov 2020

La machine a besoin de l’être humain

Interview avec Manuela Lenzen, philosophe et journaliste scientifique

TEXTES : VERENA RICHTER // PHOTOS : MARTHA FIENNES, ANTHONY D’ANGIO/KISS THE FROG, KATHRIN MAKOWSKI, D.R., MERCEDES-BENZ AG/SANDRA WOLF, MARTIN KLAUS.

La philosophe et journaliste scientifique Manuela Lenzen explique comment les algorithmes apprennent et quels sont les domaines qui peuvent en profiter le plus.

Tout le monde parle d’intelligence artificielle. Qu’est-ce donc qu’un algorithme ?

  • MANUELA  :  

    C’est une instruction qui permet d’arriver systématiquement à un résultat.

Comme une recette de soupe aux carottes...

  • MANUELA  :  

    En effet, la recette de cuisine est une sorte d’algorithme, mais elle ne rend pas justice aux possibilités de celui-ci. Avec une recette de soupe aux carottes, on ne peut obtenir qu’une soupe aux carottes. Il vaut mieux disposer d’une recette de base qui fonctionne avec tout, quels que soient les ingrédients dans le réfrigérateur.

L’apprentissage automatique est un aspect de l’intelligence artificielle. Qu’est-ce au juste ?

  • MANUELA  :  

    Ce sont des systèmes capables d’apprendre à l’aide d’exemples et non sur la base d’instructions, comme en programmation classique. À présent, nous nous concentrons sur le deep learning. Ce nom renvoie aux couches que traversent les données avant d’être sauvegardées dans le réseau neuronal d’un ordinateur. Plus il y a de couches entre l’entrée et la sortie, plus le réseau est profond.

De quelles données s’agit-il ?

  • MANUELA  :  

    Cela dépend de la tâche de l’algorithme. S’il doit reconnaître des chiens, nous numérisons des photos de chiens. Tous les pixels ont une valeur numérique dont se sert l’ordinateur pour effectuer ses calculs. Ils passent d’abord par un réseau aléatoire, ce qui donne un mauvais résultat. Au début, la réponse est : « Cette image montre avec 90 % de certitude un chat. » Le système reçoit ensuite un retour indiquant le nombre d’erreurs. Les associations évoluent jusqu’à ce que la machine reconnaisse les chiens de manière fiable.

Une fois toutes ces données apprises, la machine est-elle plus rapide et plus précise que nous ?

  • MANUELA  :  

    C’est souvent le cas. Les algorithmes trient, associent et recherchent des données à une vitesse incroyable. Ils découvrent des modèles, émettent des prévisions sur des évolutions. Pour l’analyse de radiographies, les machines comparent des nuances que l’œil humain ne perçoit pas.

De tels ordinateurs peuvent-ils dès lors concurrencer l’être humain ?

  • MANUELA  :  

    Les machines sont des spécialistes, elles sont particulièrement douées dans un domaine. À l’inverse, nous sommes des généralistes, mais nous disposons de divers talents permettant de définir des priorités. Le meilleur cas de figure est celui d’une collaboration entre l’humain et la machine, car les algorithmes apprennent parfois des choses bizarres. Par exemple, qu’un haltère fait partie de la main, puisque c’est ce que semblent souvent montrer les photos.

La précision des ordinateurs dépend donc des données sélectionnées.

  • MANUELA  :  

    Et plus les données sont variées, mieux c’est. Sinon un algorithme risquerait d’apprendre que les femmes ne sont pas adaptées aux postes de direction – du fait de la supériorité numérique actuelle des hommes –, et ne sélectionnerait donc que des hommes. Ainsi on a vu des distributeurs automatiques de savon ne pas réagir lorsqu’une personne de peau sombre plaçait sa main sous le capteur. La machine n’avait été entraînée qu’avec des mains à la peau blanche. C’est bien sûr inacceptable.

Les algorithmes utilisent-ils à bon escient les données disponibles ?

  • MANUELA  :  

    Si on évalue correctement les données dont on dispose, on peut travailler plus efficacement et proposer des services complexes à moindre prix, par exemple des primes d’assurances spéciales pour certains groupes-cibles. S’agissant de l’exploitation des données, comme dans les navigateurs Web, les algorithmes ont encore beaucoup à apprendre ! Ainsi, je reçois des publicités pour des montres d’hommes et des bottes d’extérieur, parce que je saisis souvent des mots liés à l’informatique ! Cet algorithme en déduit clairement que je suis un homme…

Dans quels domaines l’intelligence artificielle nous aidera-t-elle à l’avenir ?

  • MANUELA  :  

    Je m’attends surtout à de grandes avancées dans les sciences et la médecine : l’IA peut aider à tester des principes actifs ou encore analyser des masses de données pour la recherche sur les génomes et les cellules. On peut aussi penser à une organisation plus efficace de l’approvisionnement en énergie, le tri automatique des déchets ou encore de meilleures prévisions météo. Et d’ici à ce que je devienne trop vieille pour conduire moi-même, j’espère pouvoir avoir un véhicule autonome.

Des machines peuvent déjà peindre et composer. L’IA concurrencera-t-elle aussi notre créativité ?

  • MANUELA  :  

    Nombreux sont ceux qui affirment que l’IA ne peut rien inventer elle-même, car elle n’exploite que ce qu’elle sait déjà. Mais n’est-ce pas aussi ce que nous faisons, nous ? Ceci dit, la plupart des gens trouvent les œuvres d’art de ces machines plutôt insipides. Peut-être que pour être créative, il manque à l’IA l’insondable profondeur de l’expérience humaine. Mais… elle nous pousse à réfléchir sur ce qu’est exactement la créativité.

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