Imagine | 16 Aug 2021

Plus d’empathie grâce à la technologie

Se retrouver dans la peau d’un autre grâce à la réalité virtuelle

PROPOS RECUEILLIS PAR JULIA MENGELER // ILLUSTRATION : BLUSH.DESIGN

Norma Deseke et Christian Cherene sont les cofondateurs du collectif BeAnotherLab. Ils ont élaboré un système permettant de réaliser un rêve : se retrouver dans la peau d’un autre. Grâce à la réalité virtuelle, l’illusion est parfaite.

Avec The Machine To Be Another, vous avez développé un système de réalité virtuelle qui permet à deux personnes d’échanger littéralement leurs corps. Comment cela fonctionne-t-il ?

  • CHRISTIAN  :  

    C’est un système qui combine un casque de réalité virtuelle avec des techniques de théâtre immersif. Plusieurs constellations sont possibles. L’une d’elle s’appelle Embodied Narratives ou « récits incarnés ». Elle est prévue pour deux personnes : l’un prend le rôle du narrateur ; l’autre écoute et intègre le corps de celui qui parle. Dans une autre constellation, les deux utilisateurs interagissent. Ils effectuent exactement les mêmes mouvements : par exemple étendre un bras pour toucher un objet réel. Tout se passe en synchronicité, mais chacun voit avec les yeux de l’autre. On a l’impression de bouger avec le corps d’un autre et non avec le sien.

Quels sont les fondements scientifiques de votre travail ?

  • NORMA  :  

    Nous avons repris cette méthode des neurosciences. La recherche dans le domaine de la cognition incarnée n’a commencé qu’en 1998. Au début, les scientifiques ont produit la sensation d’incarnation avec une main artificielle, puis ils sont passés au corps humain entier. Les personnes soumises au test avaient l’impression d’avoir un corps différent. Il s’agit d’une illusion de transfert corporel. Une question nous a alors passionnés : qu’est-ce qu’il se passe en nous lorsque nous croyons réellement nous trouver dans le corps d’un autre ?

Avez-vous trouvé une réponse ?

  • NORMA  :  

    Oui. Cela nous amène à remettre en question les idées préconçues que nous avons. Imaginez un homme blanc qui a des stéréotypes négatifs, par exemple envers les femmes et les personnes à la peau plus foncée que lui. Cet homme devient maintenant l’avatar d’une femme noire. Cela déclenche en lui un conflit. Or des études ont démontré que des individus faisant cette expérience parvenaient à se défaire de leurs préjugés.

Comment créez-vous cette illusion ?

  • NORMA  :  

    Habituellement, la réalité virtuelle propulse les gens dans des environnements numériques. Les utilisateurs de notre application, à l’inverse, voient leur environnement réel à travers le regard de l’autre.

  • CHRISTIAN  :  

    C’est cela. Nous modifions seulement des éléments visuels ; les autres sens restent intacts. Ce qui est déterminant. Nous pensons généralement que nous avons cinq sens qui fonctionnent indépendamment les uns des autres. Dans les faits, nous en avons plus. Ils s’influencent mutuellement et produisent une perception cohérente de nous-mêmes et de nos impressions. Un exemple simple est l’« effet ventriloque » : si quelqu’un parle sur scène dans un micro, les auditeurs pensent que cette personne est la source de la voix, même si elle provient en réalité de haut-parleurs.

À l’origine, quel est l’objectif de votre système de réalité virtuelle ?

  • CHRISTIAN  :  

    Nous voulions explorer la façon dont nous percevons ou pensons percevoir le monde. L’identité propre se fonde exclusivement sur notre perspective : ma place dans le monde et la façon dont on me traite façonnent mes impressions. Apercevoir une réalité étrangère ouvre de nouvelles possibilités pour comprendre l’autre. Notre perception s’élargit et passe de « j’entends ce que tu dis » à « je sens ce que tu dis ».

  • NORMA  :  

    Nous considérons la machine comme un outil créatif. La question est de savoir : que voulons-nous en faire ? Nous ne décidons pas seuls des objectifs. Nous travaillons avec d’autres personnes qui souhaitent intégrer notre technologie à leurs activités, par exemple pour des projets pédagogiques dans les écoles. Nous avons été partenaires d’un projet-pilote, mené avec le soutien du ministère de l’Éducation nationale en France, dans le domaine de la formation des enseignants. L’idée était de découvrir comment les enfants atteints de handicaps comme la dyslexie percevaient le système éducatif, et comment les processus d’apprentissages pouvaient être adaptés à leur point de vue afin de répondre à leurs besoins particuliers.

Votre travail a de multiples facettes…

  • CHRISTIAN  :  

    Oui, car un changement de perspective induit toujours la même question : que pouvons-nous faire pour améliorer les choses pour les autres ? Et pour trouver les bonnes réponses, nous sommes toujours à la recherche de partenaires. Nous travaillons entre autres avec le réseau européen Starts, une initiative de la Commission européenne. Il s’agit d’utiliser l’art pour exploiter des innovations technologiques orientées sur les besoins et les valeurs des gens.

À propos de BeAnotherLab

Norma Deseke est chercheuse en anthropologie culturelle et sociale à Berlin. Christian Cherene a de longues années d’expérience dans le domaine des systèmes cognitifs et des médias interactifs. Il vit à Barcelone. Les deux y ont fondé en 2013 le collectif interdisciplinaire BeAnotherLab. Les huit membres de l’équipe principale travaillent sur les synergies entre la technologie et les sciences humaines, et coopèrent, dans le cadre de leurs recherches, avec un réseau mondial d’experts et d’institutions.
beanotherlab.org(site disponible en anglais)