She's | 8 Apr 2021

Honey Dijon, DJ fidèle à elle-même

Rencontre avec une femme qui a appris à s’aimer

TEXTE : CHRISTINE KRUTTSCHNITT // PHOTOS : ROBERT RIEGER

Autrefois marginale, Honey Dijon est désormais une DJ célèbre dans le monde entier. Elle aimerait que sa musique aide les personnes pas comme les autres à se sentir en sécurité sur les pistes de danse et que cela les encourage à rester fidèles à elles-mêmes.

Honey Redmond, qui se fait appeler Honey Dijon, est un phénomène exceptionnel de la scène musicale et culturelle internationale. D’abord parce que ses sets déchaînent les foules sur les pistes de danse, mais aussi parce que cette DJ est une des rares productrices de musique noires dans le monde de la musique house. Mais ce n’est pas tout : Honey Dijon est également une femme transgenre. « Oui, je suis marginale sur tous les plans. », soupire-t-elle. Malgré le confinement imposé par la pandémie, elle continue à être créative même si elle avoue s’ennuyer quelquefois à mourir…

En effet, d’habitude elle aligne jusqu’à 15 concerts par mois. Soit elle joue dans son club berlinois favori, le temple de la techno Berghain, soit elle enflamme les pistes de danse à Chicago, sa ville natale, ou encore à New York, Bali, Ibiza, Tel Aviv et Londres. Elle adore ce stress. Son quotidien se déroule sur le mode « Four-on-the-floor » (le rythme disco marquant chaque temps, qui est également répandu dans la musique électro, N.D.L.R.) et elle donnerait tout pour réfléchir à son prochain concert.

Aux platines dès l’enfance

Enfant, dans les années 70, Honey était déjà aux platines : soul, disco… puis elle a découvert la musique house de Chicago. « L’ambiance était infernale dans les discothèques » se souvient-elle. Tous ceux qui vivaient en marge – suivis du reste de la société – écumaient les clubs et paradaient en tenue design. Chacun contribuait à sa façon à la fête : par son look, ses déhanchements, ses idées. Pour l’adolescente, harcelée à l’école à cause de sa différence, la discothèque était un endroit magique : un espace de liberté où ne régnaient pas les règles de la majorité blanche hétéro.

La confiance de ses parents lui a permis d’aller se déhancher en boîte dès ses douze ans : ils fermaient les yeux tant que Honey restait parmi les meilleures de la classe. Enfant, elle collectionnait les singles comme une professionnelle, rencontrait des DJ et emmagasinait leurs conseils et techniques. Ses parents trouvaient sa vocation inhabituelle, mais pas plus que son souhait de ne plus être considérée comme un garçon. « Ils étaient très aimants », raconte Honey. « D’accord, alors ce sera comme ça maintenant », avait dit son père.

Aujourd’hui, Honey est toujours fascinée par les virées en boîte de nuit parce qu’elles poussent à sortir de soi. L’expérience collective, dit-elle, évolue dans l’insouciance de la danse, les nationalités, les statuts, l’argent ou l’origine n’ont plus d’importance. En discothèque, d’après elle, les barrières tombent, on devient la personne que l’on cache pendant la journée. « Soyez vous-même ! Soyez un freak*, n’ayez crainte. » C’est précisément ce qu’elle recherche en tant que DJ : offrir un espace où son public se sent en sécurité. Elle passe de la musique qui met les gens à l’aise. Pour elle, au milieu de ce tapis sonore, le principal, c’est la proximité entre les gens.

*Populaire : nom que se donnent certains marginaux.

Pas une femme trans professionnelle

Elle ne veut surtout pas être réduite à sa différence, dont elle était consciente dès sa plus tendre enfance. Ce qui compte, c’est son talent à la console de mixage et sa créativité. Pour autant, elle s’emploie quand même à mettre sa présence grandissante dans le secteur culturel et dans les médias au service de sa communauté. Il est en effet urgent d’augmenter la visibilité au quotidien des hommes et femmes transgenres. Certainement aux États-Unis, où la communauté transgenre, estimée à 1,4 million de personnes, fait de plus en plus l’objet d’agressions – tant physiques que politiques.

En tant que femme transgenre, elle a dû se reconstruire toute seule, découvrir « quelle femme je suis et veux être ». Elle sourit. « En même temps, n’est-ce pas une nécessité pour nous tous ? » Elle dit avoir toujours su, en son for intérieur, qui elle était. « N’écoute pas les autres », se répétait-elle. « Ce n’est pas parce que quelqu’un te raconte quelque chose que c’est vrai. » Elle doit juste être fidèle à elle-même. Quoi qu’en pensent les autres.

Nouveaux sons

Honey Dijon est une des DJ de musique house les plus demandées. Elle travaille actuellement sur de nouveaux sons et travaille en studio pour terminer son nouvel album, à paraître 2021. Elle n’aurait pas pu trouver de meilleur titre : Black Girl Magic.

 

Et maintenant la mode…

L’an dernier, déjà considérée comme une icône de la mode, la DJ s’est lancée comme créatrice de mode. « Je n’aurais jamais cru qu’une femme trans de couleur aurait un jour un tel impact, c’est énorme ! », lance-t-elle, radieuse. Sa griffe, en collaboration avec la créatrice japonaise avant-gardiste Rei Kawakubo (mieux connue sous le nom de Comme des Garçons), s’appelle Honey Fucking Dijon.

Le concepteur de mode britannique Kim Jones lui a ouvert l’accès aux podiums en lui commandant une bande-son pour ses présentations Louis Vuitton. Depuis, Honey produit de la musique pour les défilés de Kim Jones et de nombreux collègues. Et la voici désormais assise au premier rang de ces shows parisiens qu’elle affectionne – comme la ville d’ailleurs.

Parfois, elle repense au jeune enfant dans le quartier de South Side à Chicago. À l’époque, il n’y avait pas de mot pour ce qui se passait en elle. « Je ne connaissais personne comme moi », raconte Honey. Aujourd’hui, elle veut affranchir ces filles et ces garçons solitaires de leur peur d’être eux-mêmes. Elle est fière d’avoir désormais appris à s’accepter et à s’aimer : « C’est la meilleure chose que j’aie faite pour moi-même ».